Au fond des gorges de Samaria

Je l’attendais, cette descente dans les gorges, j’en avais tant lu et entendu parler, retenu les mises en garde, précautions à prendre, consignes de prudence à observer et matériels à emporter… Les gorges de Samaria se situent au sud-ouest de la Crète. Elles partent d’une altitude de 1 250 m et descendent sur 16 km jusqu’à la mer. Elles sont considérées (par les Grecs) comme étant les plus profondes d’Europe. Elles font partie des parcs nationaux de Grèce et sont reconnues en tant que réserve de biosphère par l’UNESCO depuis 1981. 

Départ de notre hôtel de La Canée à 6h45 ! Nous sommes 17 partants sur les 30 membres du groupe partis explorer la Crète. Il fait encore nuit, nous avons une petite heure de route en car. Eva, notre jeune accompagnatrice grecque à l’allure athlétique, sac au dos muni de bâtons de marche, nous distille les dernières consignes dans un français impeccable et d’une voix douce qui nous permet de prolonger un peu notre nuit écourtée. Après de nombreux lacets, arrivée à Xyloskalo, petite station de montagne, le point de départ. Quelques cars déjà stationnés laissent penser que nous ne serons pas les seuls. Au moment de sortir du car un vent froid nous saisit, nous sommes véritablement en altitude ! Heureusement un bar à l’atmosphère de refuge alpin nous propose un café chaud et quelques pâtisseries, avant que nous n’entamions la descente. 

Il est 8 h 30 lorsque nous nous présentons à la porte du parcours. Contrôle des billets. Payer pour parcourir la nature me paraît abusif, mais je comprendrai rapidement pourquoi : le chemin est soigneusement aménagé, avec barrières de protection, gardes postés à distances régulières équipés de walkie-talkie (les portables ne passent pas au fond de ces gorges), une mule à leur côté pour remonter les éventuels éclopés, points d’eau à espaces réguliers, table de pique-nique, et cabanes WC. Il faut bien ça quand on sait qu’en saison 2000 personnes en moyenne effectuent ce parcours. Encore aujourd’hui, en octobre, la fréquentation est importante. 

Le sentier commence par de longs lacets à flanc de montagne, à travers un bois de pins. La marche n’est pas aisée car le sol est très inégal, jonché de grosses pierres sur lesquelles il faut éviter de trébucher ou de glisser. C’est un zig-zag permanent qui réclame de l’attention. Je m’astreins toutefois à relever la tête régulièrement pour admirer le paysage. A travers les branches des pins le haut des falaises commence à être caressé par les rayons du soleil. En cette heure matinale, ils parviennent parcimonieusement jusqu’à nous. 

Notre guide Eva est attentive à chacun, passant de la tête de la troupe aux retardataires, veillant à ce que personne ne soit oublié. Elle jauge rapidement ceux qui marchent aisément et ceux qui peinent. Elle surveille ceux qui sont en tête pour qu’ils n’aillent pas trop vite, qu’ils attendent au moins aux points d’eau et rejoint les derniers pour ne pas les perdre. Elle distribue même des comprimés de magnésium pour redonner de l’énergie à ceux qui paraissent en manquer. 

Après une heure de marche, deux compagnons se rendent compte qu’ils ont présumé de leurs forces. Se pose alors l’alternative, continuer la route ou rebrousser ? Les deux paraissent problématiques. Utiliser la mule ? Elle n’est réservée qu’aux cas de fractures. Finalement ils décident de revenir sur leur pas en prenant leur temps. Ils ont la journée devant eux. Eva leur demande de prévenir quand ils passeront devant un garde et à la sortie, afin qu’elle sache où ils en sont. 

Après 4 km de descente raide, nous atteignons une zone de pause avec bancs pour pique-nique, source fraiche et WC. Nous commençons à sentir là où le corps résiste mais arrêt rafraichissant et consommation du contenu d’une partie du sac remis par l’hôtel à chacun (une bouteille d’eau, un sandwich, une banane et un dessert chocolaté) ! Le guide du Routard déclarait qu’à partir de ce point, le terrain serait plus plat et plus aisé. Mais le chemin se fait toujours raide et caillouteux et exige autant d’attention. Ne pas s’arrêter trop longtemps, car les redémarrages sont difficiles. Le paysage est splendide, le soleil éclaire à présent la cime des arbres, illuminés comme des sapins de Noël ; nous respirons avec avidité l’air parfumé de la forêt. Malgré la période déclarée « hors-saison » la fréquentation est dense, des langues diverses fusent autour de nous. Il nous faut régler notre pas sur celui qui nous précède et cela augmente encore la fatigue. Le parcours se poursuit maintenant dans le lit asséché d’un torrent, entre les pierres et les rochers, puis remontée sur l’autre rive. Du sentier à nouveau en corniche, on découvre soudain en contrebas que l’eau coule dans le torrent, elle n’apparaissait pas quelques temps auparavant ! Maintenant des ponts de bois franchissent le lit, parfois avec un véritable tablier et parapet, parfois faits de simples rondins transversaux à quelques centimètres au-dessus de la surface de l’eau. Un panneau nous met en garde avec l’inscription « falling rocks » Mais comment s’en prémunir ? Simplement ne pas être là au mauvais moment ! Heureusement nous n’avons rien vu tomber ! 

Pour qui a l’habitude de la randonnée, 16 km est une distance raisonnable, mais dans le cas présent, il faut reconnaître que c’est une épreuve d’endurance. « Nous partîmes cinq cents et par un prompt renfort … » Là ce fut l’inverse. Après la pause du 7ème kilomètre, le groupe se scinde en deux. Les plus rapides partent devant, les autres prendront leur temps, accompagnés d’Eva qui les stimulera avec la proposition réconfortante d’emprunter un minibus pour les 3 derniers kilomètres, avec Takis, le dévoué compagnon, qui ne veut pas abandonner les plus lents.

Le passage des Portes de Fer se veut le plus spectaculaire, le moment fort du parcours : le torrent s’écoule entre deux falaises hautes de 300 m sur une largeur de 2,50 m. Un caillebotis de rondins permet de franchir la passe à pied sec. 

Encore quelques kilomètres qui paraissent s’étirer sur le sentier caillouteux et l’on parvient à la sortie de la réserve naturelle où il faut à nouveau présenter son billet d’entrée. Malheur à ceux qui l’ont perdu en chemin ! Heureusement, personne de notre groupe n’est dans ce cas. Trois kilomètres plus loin, après environ 7 heures de marche, arrivée au petit port d’Agia Roumeli, donnant sur la mer de Libye. Nous sommes à moins de 300 km des côtes africaines, un des points les plus méridionaux de l’Union Européenne ! Ne cherchez pas ici une voiture ou un car pour vous ramener au point de départ, les seuls accès sont les gorges ou le bateau. Avec délice nous trempons nos pieds endoloris dans l’eau de mer, même si la plage n’est faite que de galets sur lesquels les déplacements pieds nus sont une nouvelle épreuve. 

Cerise sur le gâteau, un repas était prévu chez Roussios, une des gargotes du port, où l’on commence par se faire servir un demi bien frais, un vrai ½ litre, pour se remettre de l’effort. Le déjeuner débute à 4 heures de l’après-midi ! La salade grecque est toujours aussi savoureuse même si nos estomacs sont encore encombrés des nombreux en-cas grignotés en cours de route, et, ô merveille, les derniers 4 arrivent, sains et saufs même si on peut lire sur leur visage des traits fatigués. Le lendemain ils auront oublié et garderont en mémoire la beauté des gorges. 

A 17 h 30, le bateau qui nous ramène à Chóra Sfakion, à une heure d’ici, largue les amarres. Reposante croisière le long de la côte sud de la Crète, abrupte et desséchée, avec escale rapide dans le charmant port de Loutro précédé d’un promontoire où veille une petite chapelle blanche. 

A 19 h, dans la vaste procession de marcheurs débarquant du ferry nous retrouvons, parmi beaucoup d’autres, notre car qui nous ramène à La Canée où nous arrivons vers 20 h 30. Nous remercions Eva notre guide pour son assistance et l’attention qu’elle a portée à chacun de nous. 

Mention spéciale à Jean Pierre Lescure, qui s’est inscrit au dernier moment pour cette expédition, pour pallier les désistements. Bien que muni de chaussures de ville car il n’avait pas prévu de faire cette marche, il est arrivé parmi les premiers, pensant être à la traîne ! 

Mention spéciale à Christine Guiraud, qui a fait preuve d’une ténacité exemplaire en dépit d’une importante fatigue marquée sur son visage. 

Mention spéciale à Jean Alliot, notre reporter photographe, qui a parcouru toute cette descente malaisée lesté du téléobjectif le plus volumineux de tous les marcheurs. Il nous a promis de nous ramener de beaux souvenirs ! 

Et bravo à tous les marcheurs, car j’imagine que pour chacun, même les plus entraînés, cela a été une épreuve. 

Un regret, c’est de n’avoir pas aperçu les fameuses « kri-kri », ces chèvres sauvages, réputées vivre dans ces gorges. Mais sans doute effrayées par les meutes de marcheurs, elles se cachent sur les hauteurs. 

Une journée mémorable, tant sur le plan immersion dans une nature spectaculaire que sur le plan sportif, même si deux jours après, nous marchions encore comme des pingouins en raison des courbatures ! 

Yves Tanguy

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